Blog

Ecrit de Gérard Bensussan

L’invention des couleurs

Je n’ai pas connu Pierre Kieffer, je ne le connais pas. J’ai découvert son œuvre, et c’est plus que « connaître », en visitant son atelier laissé en l’état, posthume, en présence de Renée, sa femme. J’y ai déambulé sans but ni programme, sans intention d’en dire ou d’en écrire quoi que ce soit. Cette marche hasardeuse dans les œuvres, au milieu d’elles, sans orientation préméditée, comme on flâne dans une ville étrangère, cette méditation de l’œuvre en l’absence de son ouvrier furent pourtant, de façon très singulière, rencontre d’une présence, confrontation intime avec une trace, un tracé, le sillon d’une vie peut-être – extraordinaire vocation intersubjective de l’art, des arts, et de toutes leurs façons possibles.

D’emblée, cette présence, cette vie, s’est donnée dans les contrastes d’une polyphonie, il faudrait dire plutôt dans les éclats désordonnés d’une polychromie et d’une polymorphie, une multiplicité innombrable de drames expressifs traversés, de quasi-récits et de narrations cosmiques, posés là, proposés dans leur lyrisme sans paroles.

Dans ces écarts d’une œuvre l’autre, dans cette dissémination, dans ces stridences aussi, un peu étouffées parfois, s’avère une touche, un toucher : la gamme chromatique se transforme sous nos yeux en palette tactile, si j’ose dire, en sensibilité, visuelle et haptique. C’est la couleur qui la suscite et en produit l’affect, selon un très singulier mélange d’énergie – énergie du trait, énergie du geste, énergie de la main au travail – et de discret désespoir, deviné entre impressions, compositions, fugaces figures. Ce mélange de vitalité et de mélancolie, le rouge et le noir, va jusqu’à d’imperceptibles flamboiements. Il fait à vrai dire l’unité de cette œuvre, une unité sans unité, une unité quand même, une unicité, comme d’une écriture, d’une vie peinte, intense, rythmée par la force dynamique des couleurs, la fulgurance de certains coloris, des tons, des teintes.

En même temps, la couleur, délibérée, affirmée, parfois se retient, pudique et pourtant abondante : profusion des gris et des blancs, des noirs et des bruns, des verts d’algues et des rouges de terre, mais peu de contrastes marqués, clair-foncé ou chaud-froid. L’intensité vient d’ailleurs, d’autrement, de traits et de touches où, comme en abyme, d’autres fonds se pressentent.

Je n’hésiterais pas à dire que Pierre Kieffer invente des couleurs jamais vues, qu’il en crée d’inédites, d’inouïes, où l’éclat le dispute sans cesse à son contraire, une sorte de terne, combat de la vie violente et de la terre qui l’attend. Cette inventivité est saisissante, par exemple, dans Portrait du père, de 2008. Un art brut et consommé y fabrique un rose austère, si je puis dire, une douceur cruelle, une couleur chair qui serait comme la prémonition d’un sang répandu. On retrouve cela dans un Autoportrait de 2003, ou encore dans une Tête bleue de 2017.

Voilà ce qui me convainc tant dans cette œuvre peinte, dessinée, travaillée, presque toujours emplie de grandes taches de couleur. Pierre Kieffer y montre un grand art de détournement des couleurs : ce rose du Portrait du père n’est plus tout à fait, plus du tout même, un rose. Les verts, c’est pareil. Certains noirs et ocres aussi. Il y a une sorte d’ironie dans ce détournement. Ice cream, par exemple, acrylique de 2011, s’abstient de tout coloris que pourrait suggérer ce titre, les tons y sont tout sauf ceux de la glace rosée, de la vanille ou de la pistache. Aboli le sucré ! Requiem pour un cornet de glace !

Quelque chose comme une nouvelle intensité perceptive se découvre alors à l’œil attentif à ces coloris inaperçus – et pourtant déjà là, attendant leur orfèvre. Il ne s’agit pas d’apparences qui viendraient à la forme par la grâce d’un « créateur ». Les couleurs, Kieffer les cite à comparaître, il les convoque et les transmue. Un expressionisme de la citation chromatique, ou du palimpseste, s’y révèle et transit les œuvres lorsqu’on s’y promène, au-dedans d’elles-mêmes, moins en chacune prise en soi que par l’exposition du promeneur au bombardement de sensations, de métamorphoses continuées dans le désordre fragmenté des couleurs.

Le nombre et la diversité des techniques mobilisées (huiles, aquarelles, encre sur papier ou sur carton, pastel), la maîtrise des supports donnent à la matière des œuvres une vibration particulière. Une ondulation, entre la couleur qui jaillit et le trait qui l’exhibe, entre la ligne et l’à-plat, le trait tiré, si je puis dire, entre goût du dessin et plaisir de la peinture, révèle des espaces, dans leur absoluité, dans la forme des villes, par exemple dans cette huile sur toile, Ville. Ou bien fait émerger des bestiaires, souris quasiment transgéniques, souris à bec, une ourse, des coqs au combat.

Des alphabets aussi, des séries graphiques, acryliques sur vélin d’arches le plus souvent, des abécédaires par où la multiplicité dont je parlais, la polymorphie, trouve son plein régime expressif. Les abécédaires sont des propositions – de lettres dessinées, de nouveaux signes, des songes, entre graphe et griffe, entre lecture (grilles) et significations (pictogrammes).

Des figures aussi s’esquissent continûment, s’animent, vibrent, des figures non figuratives, aléatoires, frôlées, saturées de présence ou d’autres fois absentes à elles-mêmes. Ces séries esquissent des exercices formels, des essais graphiques, des mises à l’épreuve de la figure. Enfance, une toile de 2011, se diffracte dans d’autres travaux en tremblements sériels, Les marionnettes de 2010 ou encore Jardin fleur transparente de 2006.

L’œuvre de Pierre Kieffer interroge la figuration, la tradition, l’histoire de la représentation, en se rapportant, couchés sur toiles, papiers et cartons, à des drames erratiques, des explosions expressives ; en recourant, loin de tout réalisme illusoire, à des techniques qui lui permettent de cartographier le réel, ses pans et ses morceaux, séismes enfouis dans l’épaisseur et la singularité. C’est, je crois, sa marque. Portée par la méditation continuée de la tradition, elle y trouve sa ressource et sa dynamique : tester ce qu’il peut bien rester de la figurativité, en expérimenter les vestiges.

On a pu dire de cette œuvre qu’elle se laissait travailler par la couleur – c’est juste et c’est précisément pour cette raison qu’elle l’invente ou la réinvente. Elle n’imite pas, elle ne porte pas à la clarté une obscurité préalable. Sa force la fait échapper au démiurge. Elle va au-delà, vers le monde, vers sa présence, vers sa lumière, elle fait trembler ce que Nietzsche appelait le définitivement éphémère de la vie.

Gérard Bensussan
Philosophe, professeur émérite à l’Université de Strasbourg
Strasbourg, janvier 2025

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *