Ce qui m’a d’emblée retenu lorsque je découvris l’œuvre de Pierre Kieffer et visitai son atelier strasbourgeois, ce fut un travail pictural qui me parut traversé à la fois par une fascination de la densité et par un plaisir de l’aérien.
Certaines huiles sur toiles me semblaient saturées, de formes et de couleurs entretenant les unes avec les autres des relations de contiguïtés étroites, de superpositions impérieuses, voire d’empressement, comme si elles avaient à déployer une particulière énergie pour s’extraire d’un fond abyssal et se porter au- devant des regards, jusqu’au premier plan convoité de la surface. Ces œuvres me parlaient d’obscurité vaincue et pourtant toujours là, de désir de visibilité se refusant à la dénégation de ce qui l’entrave, l’intégrant plutôt pour suggérer
que ce que nous voyons n’est jamais immédiat, miraculeusement présent, mais toujours l’effet d’une controverse et peut-être d’une lutte. Comme si l’image picturale ne procédait pas d’une inspiration spontanée, comme s’il lui fallait aussi l’épisode d’un ange venu combattre dans l’atelier sans révéler son identité : comme si chaque tableau était le nom nouveau d’un sujet, à lui donné par une voix étrangère.
Mais d’autres œuvres, souvent issues d’autres techniques (l’acrylique plutôt que l’huile) ou d’autres supports (le papier plutôt que la toile), me paraissaient témoigner d’un tout autre désir. Ici les fonds sont souvent clairs, les formes plus nettement espacées les unes des autres, les couleurs plus transparentes et plus distinctement réparties. Ici, moins de compacités, mais davantage de respirations et de mouvements, comme si l’important, outre les formes esquissées et les couleurs posées, était l’intervalle, l’écart entre elles.
Poursuivant ma visite, observant les pièces accrochées, ouvrant quelques grands cartons protégeant une multitude d’œuvres et images de tous formats et d’apparences variées, je m’interrogeais quant au contraste qui d’abord m’avait sollicité. Je n’y voyais nulle contradiction, mais au contraire une manière appropriée et créative de rendre compte d’une diversité qui sans doute soutient et rend supportables nos existences. Ne sont-elles pas intrinsèquement ballotées entre ce qui les attire vers l’obscur et ce qui les invite à la légèreté, au souffle, à l’amplitude ? Et pourquoi en serait-il autrement de l’expression artistique ? Un existant singulier, irremplaçable, n’y dit-il pas, au moins implicitement, quelque chose de lui-même, de ce qu’il vit et éprouve, des relations qu’il entretient avec ce qu’il sait et avec ce qui lui échappe ?
Je sus dès lors que je n’avais pas à choisir, quant à mes préférences, entre la densité et l’aérien ; que la qualité et la valeur de l’œuvre picturale de Pierre Kieffer ne tenaient ni de l’une, ni de l’autre exclusivement, mais se trouvaient dans l’expression conjointe, simultanée ou alternée, de l’une et de l’autre, qu’il savait si bien apparier, articuler, musicalement composer.
Si le peintre avait eu ainsi le désir d’exprimer l’une et l’autre, comment ses œuvres nous laisseraient-elles indifférents, nous qui, simultanément ou d’une manière alternée, traversons des dispositions semblables ? Qu’il l’ait ou non voulu, ses images sont adressées : à nous, à toutes celles et à tous ceux qui, qu’ils se l’avouent ou que cela se dérobe à eux, traversent leur existence dans une profusion mouvante de désirs contrastés.
À elles, à eux, à nous tous, adressons en écho le vœu de profiter à sa juste mesure de l’œuvre profonde et arachnéenne à la fois de Pierre Kieffer : elle nous parle de la vie !
Daniel Payot
Professeur retraité de l’Université de Strasbourg (Faculté de philosophie, Faculté des arts)
Ancien adjoint au Maire de Strasbourg en charge de la culture